Un expert en chaussettes de réputation mondiale
J’ai terminé cette orgie d’hygiène intime par le rasage le plus foireux du monde : grâce à ma lame émoussée, ma meilleure.
Ensuite, j’ai fait un tri dans différents tas de vêtements et j’ai réuni la garde-robe la plus propre possible vu la situation dans laquelle m’avaient placé des mois d’extrême pauvreté ; et puis j’ai vérifié que j’avais bien une chaussette à chaque pied. Bien sûr, elles n’étaient pas de la même paire, mais les teintes en étaient assez proches ; il aurait vraiment fallu être un expert en chaussettes de réputation mondiale pour voir la différence.
Dieu merci, tout cela allait s’arranger grâce à mon nouveau client. Il allait m’arracher à mon enfer.
J’ai jeté un coup d’œil au réveil sur ma table de chevet. On voyait à peine ses pauvres petites aiguilles derrière les milliers d’articles d’un indescriptible bazar. Le réveil n’avait pas l’air très heureux. Je crois qu’il aurait mieux aimé être dans la maison d’un banquier ou d’une institutrice célibataire que dans celle d’un privé de San Francisco dans la dèche.
Les aiguilles de ce réveil démoralisé indiquaient cinq heures et quart. Il me restait trois quarts d’heure avant d’aller retrouver mon client devant la station de radio de Powell Street.
J’espérais que ce que mon client voulait que je fasse se passerait dans la station de radio vu que je n’étais encore jamais entré dans une station de radio et que j’aimais bien écouter le poste. Il y avait des tas d’émissions qui me plaisaient.
Bon, alors voilà : j’étais « douché », « rasé », « propre » et « habillé ». Il commençait à être temps de descendre en ville. J’ai décidé d’y aller à pied, j’avais l’habitude ; mais maintenant c’était fini cette époque-là. Les honoraires confortables versés par mon client allaient mettre un terme à tout ça et ce trajet à pied pour descendre en ville constituait une espèce d’adieu à mes cavalcades.
J’ai remis la veste avec un pistolet dans chaque poche : un chargé et un vide. Quand j’y repense maintenant, j’aurais dû retirer celui qui était vide de ma poche ; mais on ne peut pas retourner en arrière et revivre le passé. Il faut assumer les conséquences de ses actes.
Avant de quitter l’appartement, j’ai jeté un coup d’œil circulaire autour de moi pour voir si je n’avais rien oublié. Evidemment, je n’avais rien oublié. Je possédais tellement peu de trucs dans ce bas monde que je vois mal ce que j’aurais pu oublier !
Montre ? Non. Chevalière incrustée d’un énorme diamant ? Non. Patte de lapin porte-bonheur ? Non : y avait un bout de temps que je l’avais mangée celle-là. Donc, debout, là, avec mes deux pistolets en poche, j’étais aussi prêt à partir qu’il est possible.
La seule chose qui me turlupinait, c’était qu’il fallait encore que j’appelle ma mère, que je recommence à zéro la même conversation et que je me fasse engueuler pour la semaine.
Enfin… Si on avait voulu que la vie soit parfaite, on l’aurait faite comme ça dès le début. Et encore je vous assure que ce que j’ai en tête, ce n’est même pas le Jardin d’Eden.